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dimanche 17 août 2008

Au sujet d'une citation de Sartre à Cuba

A l'instant je suis content de moi, et c'est l'occasion d'un post.

Le Monde nous rappelait dans l'édition datée du 17 août que Jean-Paul Sartre était parti à Cuba en février-mars 1960 pour effectuer un long reportage. (lire en ligne)

Ce n'est pas tant celui-ci, ni sa présentation par Le Monde qui a frappé mon attention mais la citation finale du philosophe cité par le journaliste : "Les Yankees ont une certaine idée de la démocratie : elle subordonne - sinon dans la pratique, du moins dans la théorie - l'économie à la politique... Castro et ses amis ont justement l'idée inverse."

Tous ceux qui s'intéressent à la politique actuelle et connaissent un peu le discours antilibéral feront tilt : aujourd'hui c'est l'inverse. Aujourd'hui on accuse le libéralisme de soumettre le politique à l'économique.

Qu'est-ce que ça veut dire ? Que les Etats, le pouvoir politique et in fine les citoyens n'ont plus leur mot à dire face à la mondialisation libérale. Bref le slogan existe toujours mais retourné.

Et là je me suis rappelé que ce retournement n'est pas isolé. Aron rapporte dans ses mémoires que Sartre accusait les capitalistes de malthusianisme économique cad que selon lui les capitalistes bloquaient la hausse de la production et donc de la croissance pour maintenir leur pouvoir.

Aujourd'hui on lirait plutôt l'inverse, à savoir que les capitalistes produiraient trop, épuiseraient la planète, causeraient notre perte à tous. Et voilà les belles âmes parties en guerre contre la croissance. Bastiat me vient en tête : "l'inconséquence est la limite de l'absurdité."

Que se passe-t-il en fin de compte : les anticapitalistes sont passés de la dénonciation de la soumission de l'économique au politique à l'inverse d'une part, et de la dénonciation du malthusianisme des capitalistes à celle de leur promotion de la croissance à tous prix d'autre part.

Est-ce que pourtant les capitalistes auraient changé ? Non.

Et les anticapitalistes ? Non plus.

L'argument change, la critique demeure dévoilant que ce qui compte réellement c'est de pouvoir critiquer les capitalistes et les Américains, quel que soit l'argument.

Trouvant ces retournements amusants, j'ai écrit un commentaire sur lemonde.fr, ce dont je m'abstiens le plus souvent vu la gravité du niveau. J'ai rapidement lu de quoi me réjouir..

Au commentaire 4, quelqu'un écrit :
Lechtibout
17.08.08 | 08h27
Je partage l'avis sur l'opinion finale de Sartre à propos de la suprématie du politique sur l'économique qui se trouve inversée aujourd'hui; c'est passionnant de voir notre JPS promener son regard acéré sur cette période de l'histoire cubaine encore fraiche des révoltes du Ché. Un monde de corruption laissé par les Américains et un monde ou les choix agricoles de FD démontrent la parfaite illusion d'un régime oligarchique incapable de gérer ses forces productives: une belle leçon d'histoire.
Ce commentaire établit le retournement que j'ai allégué, fait des courbettes au grand penseur puis dénonce les horribles Américains. Classique.

Aussi très classique, dans un autre genre, est le commentaire n°2 :
Michel B.
17.08.08 | 03h02
Appolon était le dieu de l'amour, bien prétentieux et mal venu celui qui use de son nom en répandant le fiel, et surtout en n'ayant aucun sens tant du politique que de l'économique.
Quelqu'un, qui ne sait pas écrire le nom du dieu qui me sert de pseudo, dieu qui n'est surement pas celui de l'amour (cf Apollo sur la Britannica), me croit prétentieux et vient me dire que je ne sais pas de quoi je parle.

Bref, tout ça pour dire qu'entre le monde et wikipédia (et le poker) j'ai les chevilles qui enflent. Voilà, le vice d'internet c'est de nous faire croire que nous sommes intelligents alors que ce sont juste les autres qui sont bêtes.

lundi 4 août 2008

« la majorité des lecteurs des grands journaux, exigent de ce journal la justification de leurs opinions »

Une des limites à la liberté de la presse, ce sont les lecteurs. Or, ça je l'ai constaté souvent, dans le Figaro comme dans l'Aurore, la majorité des lecteurs des grands journaux, exigent de ce journal la justification de leurs opinions. Ceux qui cherchent dans les journaux seulement l'information sont probablement une minorité.


Raymond Aron, Entretiens avec MM Wolton et Missika, titre 3, chapitre 4, 33:00.


Il y a deux idées très intéressantes dans cette citation : une sur le pouvoir des lecteurs et l'autre sur le pessimisme envers la réalité de l'esprit critique.

D'une part, Aron, qui a été journaliste pendant plusieurs décennies, insiste sur l'importance du lectorat dans la détermination de la ligne éditoriale d'un journal. Il rejoint en cela l'idée de Ludwig Von Mises selon laquelle les véritables propriétaires d'un journal sont en quelque sorte les usagers, les consommateurs, ceux qui paient.

Trop souvent on conçoit le média comme un instrument de pouvoir dont l'actionnaire disposerait comme il le souhaite pour orienter les gens d'une façon délibérée. La réalité est que les journaux sont en concurrence et que toute tentative d'orienter le public dans un intérêt particulier se traduit par une perte d'audience et donc un coût. Pour maximiser son bénéfice, l'éditeur doit donc fournir au lecteur ce qu'il souhaite avoir et non ce que lui-même souhaite.

Supposons que l'éditeur cache des informations qui nuiraient à une entreprise avec laquelle il appartient à un groupement économique : alors d'une part les journaux tiers informeraient mieux, et d'autre part le journal perdrait en crédibilité. Il perd alors des lecteurs et donc de l'argent (le coût de la publicité dépend de l'audience).

Supposons que l'éditeur adopte une politique éditoriale qui n'est pas celle de ses lecteurs, alors il va influencer ses lecteurs dans son sens, en même temps il va perdre de ses lecteurs. Autrement dit, il paie la modification d'état d'esprit de se lecteurs.

L'intérêt du lecteur est donc que l'éditeur cherche à faire de l'argent plutôt que n'importe quel autre objectif, même désintéressé. Comme le disait Milton Friedman, par une formule choquante qui prend par ces exemples tout son sens, la responsabilité sociale d'une entreprise c'est de faire de l'argent. Le producteur doit procurer au consommateur uniquement ce qu'il veut, en échange uniquement d'argent. Le danger est que le média (ou n'importe quelle entreprise) devienne indépendante financièrement des usagers du service cad qu'elle n'ait plus besoin de répondre à la demande de ses lecteurs auxquels cas le journal devient la propriété des journalistes et l'organe de la diffusion des idées particulières de ceux-là.


La deuxième idée est celle qui m'a frappé le plus, puisque je l'expose souvent et l'exposait la veille même du jour où j'ai regardé cette vidéo (la première idée aussi d'ailleurs hum bref) : l'homme ne recherche pas la vérité, il cherche la caution de l'autorité à ses opinions. Et, comme le dit Raymond Aron, le lecteur ne cherche pas l'information dans son canard mais ses propres idées, sous une plus belle plume, agrémentée d'arguments et surtout avec la marque de l'autorité qu'il reconnaît : la publication dans le journal, un journaliste connu, un ton sérieux ou sarcastique.

Concrètement, nous savons tous qu'il est plus facile de lire un texte d'un auteur qui partage nos idées, qu'alors les mots se glissent dans nos préconceptions et nous parlent. Lire des textes d'auteurs que nous désapprouvons est en général plus difficile et oblige à une gymnastique intellectuelle car il ne nous disent pas «non » mais quelque chose qui nous est étranger.

En quelque sorte nous sommes tous des tricheurs, nous admettons vraies des propositions que nous n'avons pas suffisamment questionné. Pourquoi ? Par paresse d'esprit, par confiance, par vanité, mais aussi par nécessité : nous ne pouvons pas tout questionner, nous n'en avons pas le temps, ni les moyens, ni la conscience suffisante. Comme le remarquait Karl Popper, le préjugé est une source essentielle de la connaissance. Il est inutile de le regretter puisque notre ignorance et notre propension à répéter les préjugés sont nécessaires en ce que nous ne pouvons éviter cet état : la part la plus importante de notre connaissance nous est donnée. Tout au plus devons-nous corriger nos erreurs et se méfier de ce que la destruction d'une superstition n'en laisse la place pour une pire.

Les discussions sont souvent inutiles, il est vain d'argumenter contre les préjugés. La plupart des gens ont leurs conclusions déjà prêtes et développent les arguments a posteriori.

L'observation de l'impuissance de la raison, je l'ai faite en partie comme wikipédien, grâce aux articles en conflit. Pour le croyant, n'importe quel article publié par un réseau alter confidentiel ou conspirationiste payant ou revue antitout, bref de l'autorité élevée contre la légitimité installée, renferme une vérité des plus importantes ! L'abondance de sources pipeau, dans le silence des faits et des spécialistes, ne prouve-t-il pas qu'on nous cache quelque chose ?

Les guerres d'édition adviennent le plus facilement là où les autorités sont plurielles, subjectivement du moins. C'est le cas de l'économie, discipline dont la connaissance légitime est contestée par toute sorte de personnes et mouvements qui n'ont souvent qu'une faible idée de quoi ils discutent, incapables de formaliser correctement une loi du marché souvent redéfinie comme un commandement d'une cabale capitaliste, ricanant aux mots « main invisible » dont ils seraient bien en peine de donner une explication. Les groupes autoproclamés «citoyens » se croient généralement tout permis, avec la bonne conscience satisfaite. Les avis de blogueurs ou de revues d'amateurs sont opposés à des spécialistes reconnus sur qui le doute est jeté : idéologiques, vendus, enfermés dans leurs certitudes ce classe etc. Les amateurs médiatiques et les philosophes du soupçon sont portés au pinacle, les classiques rejetés, niés.

Là où la légitimité est solide, les théories « alternatives » sont rejetées : théorie du complot juif, conspirationisme autour du 11 septembre. Là où elle est plus faible, les citadelles résistent moins : l'économie mais aussi la politique, les relations internationales, l'histoire et de façon générale les sciences humaines. Mais pas seulement : biotechnologies, réchauffement climatique.