Etes-vous quelqu'un de différent ?

mercredi 16 novembre 2011

Les marchés comme limite ultime à l'économie de la dette ?

Alors que la crise financière continue de s'aggraver, les marchés sont sans surprise pointés du doigt. Plus intéressante est l'aporie intellectuelle qui se fait de plus en plus jour chez les détracteurs du "système", coincés entre rejet de l'économie de la dette et défense de l'incontinence publique.

Question préalable : les marchés sont-ils la source de la crise actuelle ? Non. On opposera à Marianne et autres revues moi-on-m'la-fait-pas que la crise de la dette publique était annoncée depuis longtemps, que la dégradation de la dette française était prévue pour 2025 et celle de la dette américaine pour 2035. Les méga-plans de relance keynésienne, méga-inutiles, ont précipité une chute qui était inéluctable à défaut de réaction contre l'endettement public.

Et de réaction politique, il n'y avait point. Bien au contraire, ce sont les Français et les Allemands qui ouvraient la boite de Pandore du dépassement des 3% de déficit du pacte de stabilité et de croissance.


Mais ce n'est pas le sujet le plus important.

Ce qui m'intéresse dans les développements actuels, c'est qu'ils révèlent une contradiction fondamentale chez les détracteurs du système. Car ce qui se passe actuellement peut se résumer ainsi : les marchés disent stop à l'endettement.

Concrètement, les masses de dettes sont telles qu'elles obèrent à moyen terme la situation des Etats. La crédibilité de remboursement des Etats s'affaiblit ce dont témoignent les dégradations de note des agences de notation (version régulation) et le surenchérissement des CDS (depuis mi-2008, version marché), et ce qui se traduit par une hausse des taux d'intérêt. Cette dernière hausse affaiblit davantage les Etats dans ce qu'il est convenu d'appeler un cercle vicieux - à moins qu'il ne s'agisse d'un cercle vertueux ?


Peut-être le cercle est-il vertueux en fin de compte car il a pour effet d'assécher le pouvoir d'emprunter qu'ont les Etats. Fin de l'économie de l'emprunt et de la dette. Ainsi les marchés pallient en dernier ressort la défaillance du politique à l'égard du couple toujours plus de dépense publique-toujours plus de dette.

Que ne nous réjouissons-nous... Les marchés sifflent la fin de la récrée de l'argent facile ! Joie ! Et pourtant que se passe-t-il ? Les détracteurs de l'économie de la dette, cette économie de la dépense publique financée par les générations futures, se mettent à crier en choeur au scandale ! Après avoir vilipendé l'impéritie de l'Etat à s'endetter toujours et le vice des marchés à le droguer à la dette, voilà qu'ils deviennent tout rouge quand ils apprennent que les marchés ne veulent plus prêter à l'Etat.

Est-ce à dire qu'ils veulent tout à la fois que l'Etat ne s'endette pas et qu'il s'endette sans limite ? La critique de la dette, une fois nue, se révélerait-elle être une enième pénible rationalisation de la haine du capitalisme et de l'adoration pendante du pouvoir créateur, omnipotent, illimité de l'Etat ? L'inconséquence des critiques a été remarquablement mise en lumière dans un article récent de Koz.


Il va falloir se mettre d'accord. Qu'est-ce qui gêne les critiques : est-ce l'état d'endettement ie la dette accumulée ou est-ce le système ie l'économie de la dette ?

Sans doute la dette est-elle un bien triste remède au puit sans plafond de la dépense de l'Etat mais qu'on se le dise : c'est ça ou rien car les politiques ont amplement montré qu'ils ne parvenaient pas à maitriser les dépenses publiques.

vendredi 14 octobre 2011

Les déboires post-mortem de Steve Jobs

Lorsque Steve Jobs meurt ce 5 octobre 2011, la réaction est presque unanime : les journaux déplorent la perte du grand homme, de nombreux inconnus manifestent leur sympathie et laissent des messages en ce sens sur la toile.

Et pourtant, moins de dix jours après, l'unanimisme a changé de camp et la surenchère l'a suivie. Que voyons-nous aujourd'hui en nous promenant sur internet et en ouvrant facebook ? Les interventions de toute part fustigent le disparu à partir d'approches les plus variées.

Les uns déplorent l'attraction exercée par le sort d'un homme quand des millions meurent de faim. Ceux-ci me rappellent à l'esprit la fameuse citation d'un grand cynique, Staline, selon laquelle un mort c'est une tragédie, un million c'est une statistique. Comment ne pas déplorer l'indifférence ? L'ennui c'est qu'actuellement il n'y a nulle part une famine ou une guerre qui fasse un million de morts (et non, pas même dans la corne de l'Afrique) et la critique de l'indifférence se retourne dès lors contre ceux qui la portent.

D'autres tournent en dérision le patronyme de Jobs. On voit fleurir images et plaisanteries sur les registres du politique et du graveleux. La précipitation dans ce genre comique limité révèle un manque d'à-propos certain.

D'autres enfin nous disent que Steve Jobs est un voleur. Sans doute croient-ils que les inventions sont faites pour aller dans les musées et que les vulgarisateurs qui construisent leur fortune en créant les applications pratiques et en les diffusant à travers le monde sont des parasites... Et les mêmes d'insister sur le décès de Dennis Ritchie comme si il fallait rectifier l'ordre des préséances. Loin d'honorer le second, ce type de critique le dévalorise et c'est regrettable.

Ainsi, les uns font la leçon sans trop en avoir les moyens, d'autres jouent les malins et d'autres encore font les geeks, tout ceci pour rejeter l'unanimisme qui avait dans un premier temps salué le grand homme.

La Rochefoucauld remarquait qu'on est d'ordinaire plus médisant par vanité que par malice. J'ajouterai ici que la vanité qui nous commande de nous écarter de l'opinion que nous prêtons au commun nous y précipite le plus surement.

samedi 28 mai 2011

C'est la justice qui doit respecter la présomption d'innocence, pas le citoyen.


(Article rédigé les 16 et 17 mai, paru remanié par ailleurs. Publié pour les curieux)

En France, les affaires pénales sont l'occasion de contorsions de langage pour se conformer au principe de la présomption d'innocence. Comment rapporter qu'une personne est mise en cause, à propos de faits litigieux, sans attester la réalité de ces faits ? Comment respecter la présomption d'innocence et tout à la fois informer le public ?

Des déboires de l'infraction "présumée" - Une solution courante consiste à parler de l'"infraction présumée", expression très malheureuse parce que le mot "présumé" peut signifier que quelque chose est supposé, mais aussi, plus embêtant, que cette supposition est probablement juste. Bien pire encore, en droit, "présumé" signifie qu'on tient ce qui est présumé comme établi jusqu'à la preuve contraire. C'est d'ailleurs en ce sens qu'il faut comprendre que la justice tient le prévenu comme présumé innocent : il est tenu pour innocent jusqu'à ce qu'il soit condamné.

Ainsi dire que le directeur général du FMI est tenu en prison pour une agression présumée, c'est bien involontairement nier la présomption d'innocence puisque le "présumé", au lieu de placer une réserve sur la réalité de l'accusation, affirme que les allégations sont tenues vraies a priori…

Les journaux retiennent heureusement d'autres solutions, la meilleure consistant à attribuer les accusations à ceux qui les émettent, ce qui donne des formules telles que "le rapport de police est accablant", "la justice met en examen" etc.


La liberté d'opinion - Mais à quoi bon ces précautions ? Pourquoi diable les journaux et nous-mêmes devrions-nous respecter la présomption d'innocence ? Que l'homme s'abstienne de juger sans savoir, connaisse d'une affaire sans préjuger de sa solution, ceci est louable. Mais pourquoi devrait-il suspendre son jugement pendant quelques années le temps qu'une personne soit effectivement condamnée et épuise ses voies de recours ??

L'homme a un cerveau et il arrive qu'il sache s'en servir. Il lit des journaux, discute avec ses pairs, réfléchit son avis, se forme une opinion. Et quand bien même la justice tranche en un sens, est-il privé de la faculté de former une opinion contraire ? Ceux qui pensent que Omar Raddad est innocent ou ceux qui se rappellent des affaires Dreyfus et Outreaux savent que la vérité judiciaire n'est pas forcément la vérité et qu'il peut être juste d'en douter.

La liberté d'opinion devrait permettre au citoyen de quitter la présomption d'innocence pour une position rationnellement fondée, sans avoir à attendre le terme du processus judiciaire.


Le véritable débiteur de la présomption d'innocence : la justice - Comment dès lors laisser le citoyen se faire son opinion, tout en garantissant que le prévenu bénéficie de la présomption d'innocence ? La réponse, pour l'auteur de ces lignes, c'est que c'est l'Etat et la justice qui sont débiteurs de la présomption d'innocence mais il n'y a pas de raison a priori que cette obligation concerne les observateurs…

Les grands textes internationaux qui commandent la présomption d'innocence lient d'ailleurs les Etats et non les citoyens. Tel est le cas de la déclaration universelle des droits de l'homme ainsi que du pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il en est de même de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

On remarquera que la présomption d'innocence n'est pas la seule notion pour laquelle il existe une confusion sur la personne redevable : c'est également le cas de la laïcité. Pour la présomption d'innocence comme pour la laïcité, c'est bel et bien l'Etat qui en est le véritable débiteur et non le citoyen. Pourtant certains voudraient parfois que ce soient les citoyens qui l'appliquent ! Non. Si le citoyen doit tenir l'accusé pour innocent a priori, il n'est pas justifié qu'il suspende son jugement jusqu'à la toute fin des péripéties judiciaires.


Protéger l'institution ? Pour autant il faut que la justice soit épargnée des passions populaires, autrement dit que l'institution de la justice soit préservée de la pression de l'opinion publique. D'un côté nous avons donc la liberté d'opinion, celle d'expression ainsi que celle d'information, de l'autre la nécessité de protéger l'institution. Il faut concilier ces exigences contradictoires. Il faut de plus préserver l'honneur d'une personne qui est peut-être accusée à tort.

C'est pourquoi il n'est pas inopportun de punir l'atteinte à la présomption d'innocence que commettrait une personne comme vous et moi. Ainsi la loi punit au pénal la diffusion de photos de prévenus en menottes ainsi que les sondages de culpabilité. Pour le reste, la réprobation de l'atteinte à la présomption d'innocence est simplement civile.

Le prévenu lésé pourrait agir en diffamation mais il faut garder à l'esprit que la bonne foi permet de s'exonérer. La jurisprudence est toutefois sévère.

Il y a aussi l'article 9-1 du code civil qui permet au juge de faire publier rectificatifs et communiqués qui rétablissent la plénitude de la présomption d'innocence. On voit mal, toutefois, un directeur général du FMI attaquer toute la presse française qui aurait révélé ses déboires sans véritablement douter de sa culpabilité…


Protéger la démocratie - Le véritable problème est celui d'équilibrer le droit légitime du public a être informer, se faire son opinion, et protéger la justice et le prévenu. Pour cela il faudrait tenir compte de la personne du prévenu ainsi que du caractère plus ou moins manifeste de la réalité des accusations. Or face un aspirant à la magistrature suprême de la Ve république, il est raisonnable de penser que la liberté d'opinion doit être totale et s'exprimer avec toutes ses conséquences, ce pour sauvegarder la démocratie : parce que les électeurs doivent savoir pour qui ils votent et parce que le candidat doit être au-dessus du soupçon. La femme de César doit être irréprochable.

Dominique Strauss-Kahn était un favori de l'élection présidentielle à venir et à ce titre la liberté d'expression ne saurait être contenue : il est légitime, même si c'est cruel, que dans une démocratie les photos d'un aspirant aux fonctions suprêmes, menottes aux poignets, puissent être diffusées ; il est légitime que le citoyen puisse se faire son opinion sur la culpabilité de celui-ci sans avoir à attendre une décision de justice lointaine, ce d'autant plus quand les preuves avancées sont accablantes.

Si la justice devra appliquer pleinement la présomption d'innocence, le citoyen a légitimement le droit de bénéficier de toutes les informations et de se faire son opinion sans attendre un jugement formel, surtout quand le prévenu aspirait à la fonction suprême de la démocratie.

lundi 2 mai 2011

Des robots sur wikipédia

Sur wikipédia, des robots (bots) passent en permanence sur les articles afin d'effectuer diverses taches. Certains se voient affecter un statut ce qui fait qu'ils ne s'affichent plus dans la liste de suivi des articles, épargnant des lignes de modifications sans intérêt.

Côté plus, les robots permettent une relative normalisation des articles, la correction d'erreurs de français dommageables ainsi que des améliorations variées telles que l'introduction d'images.

Côté moins, les robots effectuent des normalisation pas toujours souhaitées ou opportunes. Aussi ils rendent la liste de suivi peu praticable.

Problème : étant donné qu'un article disparait purement et simplement de la liste de suivi suite à sa modification par un bot statutaire, dès lors on se rend compte qu'on peut détourner le système de façon à cacher ses modifications aux autres intervenants de façon simple. Il suffit de faire lors d'une édition une modification qui fera intervenir un bot après vous. Et pshit l'article modifié par vos soins disparait des listes de suivi...

Le problème existe aussi dans une moindre mesure lorsqu'un article a été modifié par un bot non statutaire : l'article sera présent dans la liste de suivi, mais la dernière modification humaine sera cachée en ce que seule la description de la modification faite par le robot sera affichée.

Exemple sur une modification de ma part l'autre jour.

Sur Adolf Bertram, j'effectue une modification.

Un peu après, un bot passe pour effectuer à son tour une retouche (pas très pertinente d'ailleurs mais peu importe) à mon édition.

Si d'autres personnes suivent l'article que j'ai modifié, il est probable qu'elles ne sauront rien de ma modification... ce qui est quand même gênant. Je ne pense pas que des wikipédiens se serviront de ce truc pour pov-pusher mais je me suis dit qu'il pourrait être utile que l'astuce soit connue pour précisément éviter qu'elle soit employée.

lundi 7 mars 2011

Le retour de la fin de l'histoire (et des néoconservateurs) ?

Une vague de soulèvements populaires émerge soudainement dans les régimes des pays arabes du Proche-orient et du Maghreb. Les autocraties illégitimes vacillent, les diplomaties occidentales sont prises en porte-à-faux.

On ignore encore quels seront les développements de ces crises mais déjà il faut relever la réapparition de ce que les difficultés de l'aventure de Bush en Irak semblaient avoir envoyé aux oubliettes : la fin de l'histoire et les néoconservateurs.

Cette crise riche de paradoxe est aussi l'occasion de relever les risques de l'idéalisme, les apories du réalisme et le curieux jeu qui se déroule entre ces paradigmes.



I) Les come backs

A) La question de la fin de l'histoire

La notion de fin de l'histoire apparaît chez Hegel, les auteurs les plus connus à la reprendre sont Marx et Fukuyama. Après la chute de l'URSS, le professeur Francis Fukuyama, tirant le constat de la faillite des grandes idéologies alternatives à la démocratie libérale, proclamait la fin de l'histoire et annonçait que la démocratie libérale était l'horizon incontesté de l'humanité. Et en effet la ligne de fracture ne se semblait plus se situer entre des Etats aux projets politiques différents mais entre les pays développés et les pays non développés tendant vers la fin achevée par les premiers.

Or la persistance des guerres et plus encore l'aggravation du terrorisme islamiste et le relatif échec de l'importation de la démocratie en Irak apparaissait remettre en cause ce constat. Peut-être Huntington avait-il raison : la civilisation serait le plus grand groupe dans lequel un groupe humain peut se réunir, l'humanité ne saurait se constituer en un seul corps social. Dès lors les Musulmans des pays arabes et autres groupes extraoccidentaux progresseraient chacun dans une autre voie que les occidentaux et la fin de l'histoire serait nulle et non avenue.

Mais voilà, les Musulmans du Maghreb et du Proche-Orient contestent et secouent spontanément depuis fin 2010 leurs régimes autocrates sans qu'un risque de théocratie apparaisse crédible.

La raison des revendications politiques est à la fois idéelle et matérielle. Les pays arabes modernes sont à la base des autocraties socialistes qui ont connu une relative libéralisation ces dernières années. Ils se développent et se mondialisent, la classe moyenne émerge et émet des revendications sociales et politiques.

(graphs compilés sur le site de la banque mondiale)



Et oui ! On se révolte en Tunisie comme on s'est révolté lors de la révolution française, non pas tant parce que le peuple est tenu de la façon la plus inique mais au contraire parce que le pays est sur le moyen et le long terme plus prospère et les progrès de l'égalité sont remarquables : la passion de l'égalité et non celle de la justice remet en cause l'ordre social.

Comme dans tous les pays se développant, les structures traditionnelles sont délaissées par l'individualisme démocratique : les manifestants réclament un régime légitime et en creux démocratique. La préoccupation anti-israélienne habituelle est reléguée. Et dans cette foule, on ne réclame pas la théocratie iranienne ; les islamistes ne conduisent pas la révolte. Les musulmans radicaux sont de plus moins anticapitalistes et révolutionnaires et plus conservateurs que par le passé – ce qui n'est que justice étant donné que les autocraties plus ou moins militaires ont des économies largement dirigées.

En un mot, loin de chercher un mode propre de développement, les arabes musulmans réclament une normalisation : c'est le grand retour de la fin de l'histoire et de son idéal de démocratie libérale.

Francis Fukuyama

B) La question du néoconservatisme

On sait que la théorie de la fin de l'histoire de Fukuyama est liée à la pensée néoconservatrice. La crise au Proche-Orient et au Maghreb ainsi que ses répercussions annoncent-elles un retour de balancier de la politique internationale vers le néoconservatisme ? Le retour serait sur deux niveaux : conceptuel et politique.

Conceptuel

Le néoconservatisme est la doctrine de politique étrangère US qui apparaît après la chute de l'URSS, appelant à la promotion zélée de la démocratie et au renversement des dictateurs. Le néoconservatisme est aussi en réalité une tradition un peu plus ancienne puisqu'elle désigne une gauche passée chez les conservateurs à partir de la seconde guerre mondiale, ce en raison de son aversion de l'URSS, de sa critique du relativisme et sa dénonciation des programmes sociaux aliénateurs (l'équivalent de notre critique de l'assistanat). La promotion positive de la démocratie dans le monde vient après la chute de l'URSS et n'était pas un développement nécessaire du premier néoconservatisme.

On dit que personne n'attendait la crise politique et sociale. Elle se déclenche en Tunisie, puis en Egypte puis dans de nombreux autres Etats qui appartiennent à la fois au Maghreb et au Proche-Orient : or cette zone coïncide avec le fameux Grand Moyen-Orient de George Bush. Et si on suit la théorie néoconservatrice, on doit la trouver cohérente avec les évènements.

Rappelons-nous quel était le souhait de Bush et de ses faucons : une démocratisation de la région et donc la caducité du terrorisme islamiste et donc l'impossibilité d'un nouveau 11 septembre. Si nous ignorons comment les crises se termineront, il reste que les autocraties sont dénoncées et mises à bas en tant que telles : il y a bien une ébauche de démocratisation qui a un réel fondement populaire.

Et quelle image avait été employée lors de l'invasion de l'Irak ? Celle de la théorie des dominos : le renversement de l'Irak, régime le plus engagé parmi les pays arabes dans la dictature socialiste, devait se répercuter sur ses voisins. On peut contester le rapport de cause à effet mais pas le fait essentiel qui est celui d'une crise généralisée pro-démocratique qui suit de quelques années le renversement de Saddam Hussein.

Donc il faut constater que la théorie néoconservatrice est revigorée du fait que ce qu'elle a prévu se réalise. C'est un retour conceptuel. Il faut ajouter à cela qu'elle est revigorée dans ses prescriptions en ce que les populations occidentales rejettent le réalisme des chancelleries occidentales : c'est un retour politique.

Politique

En effet les Etats occidentaux, relativement gagnés à la théorie réaliste depuis les désillusions de l'équipée militaire américaine en Irak, adoptent la retenue, rechignant à se faire donneur de leçons et à intervenir dans les affaires des autres pays.

Mais les soulèvements parvenant à faire vaciller les autocraties, les populations occidentales saluent le renversement des autocrates et dictateurs locaux, éprouvent une immense sympathie pour des mouvements jeunes et appelant à plus de démocratie. La retenue des gouvernements occidentaux apparaît comme une indifférence et le soupçon de complaisance envers les régimes contestés peut couter politiquement très cher.

Sans le dire, c'est l'idéalisme néoconservateur qui revient en force : les populations occidentales appellent à aider la démocratie quitte à s'ingérer dans les affaires des Etats étrangers. Cette demande de démocratie ira-t-elle jusqu'à soutenir une intervention armée ?

II ) Les limites paradigmatiques
A ) Le revers de l'idéalisme

Ce n'est pas l'auteur de ces lignes qui regrettera la chute de tous ces potentats illégitimes dont il n'est pas inutile de rappeler qu'ils sont socialistes.

Pour autant il faut rappeler la vérité triviale de ce que la chute d'un régime néfaste n'appelle pas nécessairement l'avènement d'un régime meilleur. Qu'on pense à la chute du Shah en 1979 ou à celle du Tsar en 1917. Qu'on observe actuellement la montée en puissance des militaires et l'émergence de la guerre tribale en Libye.

Or la conception progressiste qui veut que la démocratie est le régime naturel, et que les despotes sont un obstacle à l'expression de la nature des choses est la matrice de ce qu'on appelle couramment le néoconservatisme.

Si le néoconservatisme a été lié par ses détracteurs au philosophe Leo Strauss, il y a pourtant un important retournement entre Strauss et les néoconservateurs en action en Irak. En effet, comme le relève Fukuyama, Strauss était très hostile à l'ingénierie sociale et l'intervention américaine en Irak signale sans conteste un hybris de l'ingénierie sociale.

Quand Strauss expliquait que le régime d'un pays était lié à la structure sociale, aux comportements, aux préjugés de ce même pays, il fallait comprendre que cette relation était à double sens et donc il était naïf de croire que le seul changement de régime forcé permettrait la démocratisation des sociétés. En réalité, démocratique ou non, le régime répond d'une certaine manière aux attentes de la population.

L'idéalisme nie ainsi la complexité de la réalité et sert comme justification de l'hybris, au point de nous faire oublier qu'une intervention dans les affaires d'un autre Etat renvoie à la loi du plus fort.

J'ajouterais qu'en un sens, la dictature comprise comme régime sans loi qui repose sur la force du dirigeant ne peut exister que sur un très court terme. La légitimité est le véritable fondement des régimes. Les régimes que nous qualifions de dictatures parce qu'ils nous apparaissent illégitimes sont fréquemment des régimes qui ne reposent pas sur la force et la terreur mais sur l'adhésion plus ou moins large de la population.

L'idée de Strauss, liant régime et structure sociale informelle, n'est pas neuve : Tocqueville définissait la démocratie non tant comme un régime politique que comme un état social égalitaire, dont l'ascension était irrésistible. Strauss fait remonter l'idée de l'influence réciproque du régime et de l'état social aux Grecs, la notion de régime incluant les deux.

B ) L'aporie du réalisme

La mésaventure arrivée à la (ex) ministre des affaires étrangères Michèle Alliot-Marie servira de bonne piqure de rappel aux réalistes. La principale aporie du réalisme est très certainement qu'une politique réaliste en politique étrangère déplait à l'opinion publique et se révèle donc irréaliste sur le plan interne. Si le débat interne prend le pas sur les exigences de politique étrangère, que l'objectif politique premier est de rallier la population, alors la politique la plus réaliste devient l'idéalisme.

Il ne faut donc jamais oublier l'opinion publique mais quid des alliés ? En politique, disait Raymond Aron, on choisit ses adversaire, pas ses alliés. Ceci est aussi vrai de la politique étrangère : il faut s'allier avec des maux moindres pour lutter contre un mal plus important. Nier cette contrainte, c'est céder à l'esprit de croisade et désirer la catharsis par la guerre. Le fondement du réalisme n'est pas tant le relativisme des valeurs que la reconnaissance de la nécessité du mal et rejeter la tentation impériale de plier autrui à notre jugement.

Or avoir des alliés dont nous n'approuvons pas le comportement a des conséquences qui heurtent l'opinion. C'est là la grande contradiction du réalisme qui trouve une parade par l'institutionnalisation de la diplomatie et sa mise à l'écart du débat politique.

Mais dans la crise actuelle, les opinions publiques sont des actrices des évènements et elles sont engagées en faveur des manifestants. Les évènements actuels présentent dès lors un curieux chassé-croisé entre réalisme et idéalisme.

En effet l'attentisme des pays occidentaux accroit la légitimité des soulèvements populaires parce que les despotes sont empêchés de dépeindre leurs opposants comme des agents occidentaux. La gaffe d'Alliot-Marie n'a-t-elle pas en fin de compte contribué au succès des manifestants tunisiens ?

Lorsqu'on regarde les débats qui agitent les pays de la région, on doit constater qu'il se réduit trop souvent à qualifier l'adversaire d'agent américain ou sioniste... Par leur retenue voire leur soutien aux régimes en place, les gouvernements occidentaux obtiennent sans rien faire ce que les USA n'ont pas obtenu avec une intervention armée : le discrédit du régime autocrate, la légitimité des manifestants, le succès de leurs revendications et in fine un espoir tangible de démocratisation sincère et populaire...

A l'inverse, on peut raisonnablement supputer qu'un soutien immédiat et ouvert aux manifestants, avec menace d'une intervention armée aurait provoqué une réaction nationaliste et le discrédit des manifestants... sans oublier une perte complète de crédibilité à l'égard des alliés. Il ne faut pas chercher plus loin l'explication de la flambée du pétrole : les pays producteurs se vengent de ce que Washington a montré qu'elle leur préférait la démocratie. Mais ces pays savent jusqu'où ne pas aller trop loin : s'ils font flamber trop haut le prix du pétrole ils perdent leur monnaie d'échange au soutien occidental.

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Les autocrates socialistes des autres régions essaient quant à eux de rediriger la colère sur Washington, jouant leur partition habituelle. Les amis de Kadhafi que sont Fidel Castro, Daniel Ortega et Hugo Chavez soutiennent le dictateur libyen ou dénoncent la main de Washington derrière les soulèvement pour capturer les champs de pétrole... Mais qui les croit ?


Par leur réalisme, les chancelleries occidentales ont bien involontairement soutenu le succès des manifestants. On en a toutes les conséquences, les bonnes comme les mauvaises : la fuite des autocrates mais l'incertitude de l'avenir, la répression en Libye mais la mise à nu des démagogues hypocrites. No end of a lesson.

jeudi 3 février 2011

Spinoza, les philosophes, les politiques

Voici un texte fameux de Spinoza, sur lequel j'ai remis la main il y a peu : une apologie de la politique, art du possible et du moindre mal, contre l'hybris intellectualiste. Les italiques sont de moi.


§ 1. Les philosophes conçoivent les affects qui se livrent bataille en nous comme des vices dans lesquels les hommes tombent par leur faute ; c'est pourquoi ils ont accoutumé de les tourner en dérision, de les déplorer, de les réprimander, ou, quand ils veulent paraître plus vertueux, de les détester. Ils croient ainsi agir divinement et s'élever au faîte de la sagesse, prodiguant toute sorte de louanges à une nature humaine qui n'existe nulle part, et flétrissant par leurs discours celle qui existe réellement. Ils conçoivent les hommes, en effet, non tels qu'ils sont, mais tels qu'eux-mêmes voudraient qu'ils fussent : de là cette conséquence que la plupart, au lieu d'une Éthique, ont écrit une Satire, et n'ont jamais eu, en Politique, de vues qui puissent être mises en pratique, la Politique, telle qu'ils la conçoivent, devant être tenue pour une Chimère, ou comme convenant soit au pays d'Utopie, soit à l'âge d'or des poètes, c'est-à-dire là où nulle institution n'était nécessaire. Entre toutes les sciences, donc, qui ont une application, c'est la Politique où la théorie passe pour différer le plus de la pratique, et il n'est pas d'hommes qu'on juge moins propres à gouverner un État que les théoriciens, c'est-à-dire les philosophes.

§ 2. Pour les hommes politiques en revanche, on les croit plus occupés à tendre aux hommes des pièges qu'à les diriger pour le mieux, et on les juge rusés plutôt que sages. L'expérience en effet leur a enseigné qu'il y aura des vices aussi longtemps qu'il y aura des hommes ; ils s'appliquent donc à prévenir la malice humaine, et cela par des moyens dont une longue expérience a fait connaître l'efficacité, et que des hommes mus par la crainte plutôt que guidés par la raison ont coutume d'appliquer ; agissant en cela d'une façon qui paraît contraire à la religion, surtout aux théologiens : selon ces derniers en effet, le souverain devrait conduire les affaires publiques conformément aux règles morales que le particulier est tenu d'observer. Il n'est pas douteux cependant que les hommes politiques ne traitent dans leurs écrits de la Politique avec beaucoup plus de bonheur que les philosophes : ayant eu l'expérience pour maîtresse, ils n'ont rien enseigné en effet qui fût éloigné de la pratique.

Traité politique, (1677) chapitre I, §§ 1-2. Traduction Ch. Appuhn (légèrement modifiée) in oeuvres, Tome IV, Paris, Garnier/Flammarion, p. 11-12, tiré du site devoir-de-philosophie.com)

mercredi 12 janvier 2011

Quelle place pour Villey ?


L'Atelier du Centre de recherches historiques a publié voici déjà deux ans un intéressant article portant une appréciation très critique de l'oeuvre de Michel Villey, le célèbre philosophe du droit. Article que je découvre un peu tardivement.
(Lecture en ligne de l'article)

L'article, de Sylvain Piron, a le mérite d'apporter la contradiction à un maitre rarement contesté. Pourtant les thèses de Villey proposent une interprétation quelque peu tranchée de l'histoire de la philosophie du droit et il est surprenant qu'il soit à la fois peu contesté et assez peu repris.

Je suis personnellement un amateur de Villey et j'apprécie que Sylvain Piron ait décelé ce qui m'apparait désormais être la clé du succès intellectuel de Villey – succès qui n'est certes pas de grand public : Villey est d'abord l'auteur d'un système.

Preuve en est en effet que l'idée de celui-ci se résume finalement de façon assez courte : il y a deux conceptions du droit, celle du droit au singulier et celle des droits au pluriel.

La première, plus ancienne, est objective, elle décrit un ordre des choses qui est juste ; la deuxième est subjective, c'est la conception des modernes voire la matrice de la modernité.

Pour Villey, la transition entre les deux conceptions résulte d'une corruption. Ces conceptions ont leur champion : celle classique est portée par Aristote et Saint Thomas d'Aquin tandis que celle moderne est avancée par Hobbes et son précurseur, Guillaume d'Occam (l'auteur du fameux rasoir).


Il a été reproché à Villey une sélection complaisante des textes pour établir sa théorie, ce que Piron relève et cite.

Mais alors que l'objet même de l'excellent article de Sylvain Piron est de démonter l'historiographie de Villey et d'en montrer l'artificialité, l'auteur se contente de renvoyer à l'avis de ces auteurs qui ont reproché à Villey de ne retenir que les textes adaptés à son système. On aurait aimé que l'auteur aborde lui-même directement le problème plutôt que de citer ces auteurs – car il est évident qu'un homme comme Villey, exposé par ses idées et sa longue carrière ait subi à tort ou à raison ce genre de critiques.

C'est d'autant plus dommage que l'auteur cite l'excellent exemple que Villey développe pour mettre en lumière le processus de subjectivisation du droit des anciens aux modernes : la comparaison des plans respectifs des institutes du corpus juris civilis et du code civil qui montre en effet que le plan a été subjectivisé.

Le plan romain sépare en effet les personnes, des biens (notion plus large que celle de choses qui conduit à des contresens actuels sur la nature par exemple de l'esclave sous Rome), des actions. Le plan français sépare quant à lui d'une part les personnes, d'autre part les biens et des différentes modifications de la propriété, et enfin des différentes manières dont on acquiert la propriété. (je n'aborde pas les ajouts récents) C'est donc un excellent exemple de la théorie de Villey, seulement abordé par sa critique.

On reste donc un peu sur notre faim même si nous admettrons que Michel Villey a pu sacrifier la justesse historique au système plus qu'on aurait pu le croire.

Pour le reste, l'auteur propose de trouver la genèse du système de Villey dans son éducation et son milieu, apportant plusieurs éléments intéressants mais qui àmha ne sont pas décisifs. Reste une critique qui vaut le détour.

mardi 4 janvier 2011

Pourquoi la France jouerait à l'espionnage industriel. Du procès d'intention

Enfin une révélation intéressante de wikileaks : il s'avèrerait que la France serait numéro 1... dans le domaine de l'espionnage industriel, ce à l'échelle de l'Europe. Mieux que la Russie et le Chine. (cf lemonde.fr, 04 janv. 2011, WikiLeaks : l'espionnage économique de Paris dérange ses alliés européens)

Cela apparaitra surprenant et c'est précisément cette surprise qui va nous servir de fil d'Ariane pour expliquer le pourquoi du comment.

I) Cas particulier

En effet la France en déclin relatif perd son rang. Ce déclin n'apparait pas légitime, il est mal accepté. En France on n'a pas de pétrole mais on a des idées... Dès lors on cherche une explication bien confortable. Et on la trouve : les autres puissances espionnent notre pays.

Voilà pourquoi nous sommes surpris d'apprendre que c'est plutôt la France qui sacrifierait à pareilles pratiques.

Et précisément parce qu'il est supposé un espionnage de nos concurrents, il devient légitime d'espionner en réplique. Légitime défense. Et peu importe que cet espionnage adverse soit mal étayé puisque nous sommes bon. Le plus fort est supposé l'espionnage adverse, le plus légitime apparait un espionnage en sens inverse.

La crainte d'être espionné justifie en fin de compte l'espionnage. Classique. Il apparait en fin de compte logique que le pays qui s'adonne le plus à l'espionnage soit celui qui craigne le plus d'être lui-même espionné. La révélation, à la supposer vraie, apparait en fin de compte logique.

II) Généralités

Le mécanisme que nous venons de découvrir apparait être un mode habituel du mal : nous réprouvons d'employer le mal mais nous sommes prêt à y sacrifier quand nous prêtons à notre ennemi de vouloir lui-même y recourir.

Les groupuscules extrémistes sont certainement sincères quand ils disent ne pas vouloir du mensonge et de la violence mais la croyance que leurs ennemis vont y recourir leur justifie d'y recourir eux-même.

On remarquera que les moyens que nous employons sont en fin de compte plus révélateurs de nous-mêmes que de notre adversaire. Peut-être parce qu'ils reflètent notre façon de penser et notre cadre intellectuel, bien plus que la personne réelle de notre adversaire.

De façon plus générale, la politique témoigne de camps qui se structurent en réaction au projet politique qu'ils prêtent au camp adverse. Ainsi à droite on se coalisera volontiers contre la presse, l'éducation nationale, les fonctionnaires, qu'on attaquera, en prêtant à ces groupes la volonté d'imposer ses idées quand la tendance à gauche de ces groupes a des causes plus mécaniques. A gauche on stigmatisera les riches, considérés presque ouvertement comme des parasites, les entrepreneurs, les commerçants. Chacun veut le bien public, la paix sociale et pourtant chacun est prêt à voir chez son adversaire politique un ennemi et un obstacle...

Et ainsi chaque groupe politique de s'unir autour de valeurs tout en condamnant plus ou moins explicitement le groupe adverse comme soumis aux vices pendants. Se dire libéral, est-ce que ce n'est pas susurrer que nos adversaires n'aiment pas la liberté ? Se dire socialiste, n'est-ce pas qualifier sourdement ses ennemis d'être les partisans d'un individualisme égoïste ? Appeler fête de l'humanité une fête communiste, n'est-ce pas retirer de l'humanité ceux qui sont au-delà des communistes et sympathisants ?

Le sommet est atteint avec les idéologies qui, comme l'explique Soljenitsyne, fournissent une explication totale, désignent les groupes ennemis, révèlent leurs vilaines intentions et servent en fin de compte à justifier le mal et désinhiber la violence à leur encontre.


Ainsi de l'espionnage à l'idéologie, prêter à l'adversaire de sombres intentions est le début de la corruption et du conflit. Le procès d'intention justifie le mal.